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Préface de Jean Yves Masson

        Comment parler de l'art de Matthieu Kuhn ? Il frappe, au premier regard, par la fermeté mais aussi la violence de son propos. La leçon de l'expressionnisme allemand semble ici comme retrouvée, réinventée de l'intérieur. Des corps noués, des visages que souvent l'on dirait souffrants, parfois apeurés ou hurlants, et tout ce fracas de la chair que la peinture, depuis longtemps, n' a pas su nous dire avec cette franchise qui écarte d'emblée l'esthétisme et une sûreté d'accents proprement visionnaire. Matthieu Kuhn retient de la grande peinture classique (Tiepolo, Tintoret, Rubens) le pouvoir constructeur du regard, la science des architectures, et du surréalisme la forme obsessionnelle de l'image dont les sources puisent au plus profond de l'inconscient. Violente, l'image s'inscrit immédiatement dans l'oeil du spectateur et ne le quitte plus. Fermez les yeux, et le tableau s'inscrit en vous; si dérangeant qu'ait été le premier regard, il persiste quoique vous fassiez, et c'est le premier signe de sa force. Mais que dit-il vraiment ?

 

         Le second regard, une fois passée la surprise, ne dément pas le premier, mais se porte sur les détails, et il aperçoit une tendresse d'abord insoupçonnée, il remarque une chaleur, une fraternité entre ces visages, que la décision d'écarter tout réalisme rend d'autant plus frappante. C'est que ces corps qui se font signe (et se font signe), qui se soutiennent à tous les sens du terme et se prennent en charge, ou qui, ailleurs, gesticulent en spectateurs ardents autour d'une cérémonie de tauromachie solaire, sont vus dans leur nudité sans aucun voyeurisme, sans aucune impudeur, et flottent dans un espace unifié. Leur pesanteur évidente, leur lourdeur qui dit quelle difficulté ils ont à vivre, à agir, à maintenir contre le monde le fragile réseau de signes qu'ils construisent (et le monde de Matthieu Kuhn sera d'abord celui des corps enchaînés, des limbes et des enfers), peut avoir pour contrepartie, et c'est le cas de ces énergumènes qui s'activent devant nous, une légèreté de séraphins. Oiseaux, poissons et fruits, quand ils en portent avec eux, s'envolent même de leurs mains. Non, ce n 'est pas ici la chute des damnés, malgré la souffrance de certains corps, malgré le démon qui les hante. Ce que dit la peinture, avec une sorte de joie qui se communique peu à peu au regard - une joie grave bien différente de la gaieté ou de l'ironie réticente - c 'est au contraire un mouvement d'ascension permanente, une tendance à l 'envol, une apesanteur de ces chairs pesantes, une grâce qui leur vient d'en haut, c'est-à-dire peut-être, pour un peintre, de la couleur.
           
        Ces corps opaques, sans la chercher en rien, font l 'objet d 'une assomptions solaire qui les détache de leur environnement réel ou occasionnel, ils montent proprement par eux-mêmes, irrésistiblement délivrés dirait-on, quoique ne le sachant guère. La plupart des fonds sont ici pure couleur. Tout au plus, dans le tableau, une ligne d 'horizon courbe surmontée d'un ciel qui paraît intersidéral suggèrera-t-elle quelque planète toute de sable, un monde comme vu en rêve et pourtant d'ici-bas, à la fois immense et terriblement limité pour ces géants affairés. Mais à quoi s'affairent-ils ?
           
        Ils sont là et ils flottent, ces corps, détachés de toute réalité matérielle environnante qui justifierait leurs attitudes; celles-ci n'en paraissent pas injustifiées ou gratuites, car on les reconnaît bien : ils conduisent, ils se font conduire, ils se conduisent. Mais privés de tout véhicule, de tout siège, de tout paysage réel ou se mouvoir pour aller quelque part, ils nous disent - à leur insu, peut-être - que leur véritable but n' est pas d 'aller d 'un point à un autre ou de produire quelque marchandise négociable, que le souci qui se cache derrière leurs apparents et graves soucis n'est pas l 'utilité de leur tâches ni de leur course. S'ils sont là, c'est pour être ensemble. Etre ensemble est leur chance et leur fatalité. Savent-ils plus que nous pourquoi ?
            
        Ce que tableau dit, peut-être, c'est la communauté, avec ce qu'elle implique de contraintes, sans doute (ainsi en parle le peintre), mais aussi de chaleur communiquée. C'est ici le métier d'être hommes, pris entre la pesanteur et la grâce, et d'être toujours, littéralement, hors de soi. Une main posée sur une épaule, un doigt pointé vers quelque ordre singulier, ils se pressent, se convoquent, se bousculent et se hâtent. Et si le peintre est là pour nous conter l'histoire de ces images, ce sera seulement comme on donne un indice qui n 'épuise pas la portée de l'ensemble.
            
        Ces hommes sont des Noirs. Ce sont les taxis de Cotonou, au Bénin, qui prennent en charge leurs clients sur leur porte-bagage et que l'on hèle quand on les reconnaît à leurs blouses jaunes, dont le peintre a fait la substance de l 'espace abstrait sur lequel il les place. Mais la couleur de leur peau n 'est pas ici une identité qui les fige. Ils ne sont pas Noirs avant tout, simplement parce qu'ils seraient autres que nous. Etre Noir, ce n 'est pas ne pas être Blanc. Leurs corps sont pétri de couleurs, luisants, frappés de lumière, absorbant et restituants la lumière dans un jeu de  reflets blancs, jaunes, bleus ou même, pour des mains qui font signe de s 'arrêter ou pour telle lueur cuivrée, franchement rouges.
                        
         Ils se nourrissent de lumière, elle est leur aliment, ce dont ils brûlent. C 'est elle , leur destination. Elle qui les rend uniques, elle qui les bouscule et les contraint. Point de type physique qui leur ôte leur individualité ou les fie dans un identité africaine; tel d 'entre eux, la main démesurément ouverte pour un salut à l 'invisible, évoque par le décharnement de son visage une étude d 'anatomie de Léonard : façon de dire que le propos est ici humaniste et universel. La sagesse est sur le visage de quelques uns, l'impatience ou la douleur sur beaucoup d'autres, mais tous sont attentifs les uns aux autres, attentifs aussi à ce qui les entoure et que nous ne voyons pas, parce qu'ils sont aussi tout ce qui les entoure et que nous devinons par eux. Et dans ce dénuement que dit leur nudité, ils sont riches de tout ce qui les entoure, riches de monde. Dans leur gravité extrême, il y a un sentiment qu 'ils ignorent: l'indifférence. Il y a peut être aussi une richesse qui leur est refusée: la solitude. Le peintre peut  avoir son avis là-dessus, sa peinture n'en décide pas. Mais tous sont uniques et divers. Dans leur architecture utopique, aucun ne domine, aucun n 'est dominé, semble -t-il, et c'est l'un des effets de la suppression du support matériel de leurs actes - du coup, celui qui conduit ne semble plus au service de celui qu'il conduit. Deux par deux ils vont, l'ordre leur en est donné, seul celui qui semble commander, régler le traffic intense de ces parcours, agent de la circulation si l'on veut, est vu avec une certaine ironie. Unique objet posé sur le sol, une chaise de paille incongrue le soutient; mais son double qui lui tourne le dos semble bien donner des ordres qui contredisent les siens. C 'est qu'on ne commande pas au désordre de l'existence. Le peintre seul, retrouvant l'art des ciels baroques, sait quelle géométrie abstraite gouverne leur concrète présence.
    
       C'est dire qu'ils ont beaucoup à nous apprendre, ces personnages violents et tendres, ces nouveaux anges, ces messagers solaires, dans leur anonymat silencieux. Beaucoup à nous dire sur nous-même, puisqu'aussi bien, nous dit Matthieu Kuhn, ils mettent en question notre affairement, nos tâches. Leur vitalité nous gagne et nous oblige, fait de nous leurs obligés. Mais à partir d' eux, c' est la tâche du peintre qui s'éclaire, s' il est vrai que cette peinture nous dit surtout quelle urgence il y a à réfléchir sur ce qu'engage la communauté humaine, sur ce qu'est cette étrange vocation nôtre d'être ensemble, sans rien d'extérieur qui nous justifie, d'être tour de même nus face à notre destin.

Preface of Jean Yves Masson
              The Rowdy Characters of Matthieu Kuhn

 

How to describe the art of Matthieu Kuhn? At first glance, one is struck not only by the strength but by the violence of its statement. The lesson of German expressionism seerns rediscovered here, reinvented from the inside: Torsos neither bound nor chained, yet seeming so; the suffering visage, or faces terrified, a howling roar of flesh. One tries to recall having Seen such candor on canvas, tries to remember another who dimissed so straightaway conventional aestheticism, who possessed such certainty of vision. Yet despite this most modern bent, Kuhn retains much from the past. From the great classical painters (Tiepolo, Tintoretto, Rubens) he engages the constructive power of the look, the science of architecture. While from the surrealists he expropriates boldness, the obsessive intensity of the image which draws from the deepest unconscious. The resulting picture, so violent, so intense, inscribes itself in the viewer's vision permanently. One closes one's eyes, yet the tableau remains. So disturbing is the image that it lingers. lt persists. And so that is the first sign of Matthieu Kuhn's force, his strength as a painter. But having commandeered our attention, we must ask: What is he really saying?

 

      Upon further examination, after the initial surprise has passed, one cannot refute the first impression. Still, one does discover a glimpse of something more, an unexpected tenderness, a warmth. There is fraternity between these suffering faces, these contorted bodies. Beings who express themselves through signs, who desperately beckon to one another. Beings who support themselves out of nothing, without foundation or fundament, yet who take charge of themselves. Beings who move as passionate spectators, who participate in strange ceremonies. Beings who express nudity without voyeurism, without impudence, as they float in space. . . But look closer yet. See the mass of bodies, Separate and together, the ponderous weight which reveals a difficulty in living, in acting, in maintaining the fragile network of gestures and meaning they are building in concert. Despite the world and its resistance, these rowdy characters move with force and energy, move with the lightness of angels. And there in the space among them, at times, floating or struggling, the images of bulls, dogs, pigs, birds, fish, fruit: images unexpected, eerie, hilarious. . . So, do not be misled by the suffering, by those haunted demonic expressions. This is not the fall of the damned. Not at all. For what these paintings say, what these characters say---what Matthieu Kuhn says---with a kind of joy that reveals itself little by little, a joy indifferent to easy cheerfulness or ironic reticence, is quite the contrary. No, this is not the fall of the damned. lndeed, this is not a fall at all, but a movement upward, a permanent ascent! lt is a flying away, a release from the burdens of the flesh, accompanied by an anguished ecstatic joy. As if, perhaps, some grace has come to them from above.

Look at the boisterous characters of "Les Zemidjans," or the fierce ruffians in "Los Pistoleros". These opaque bodies are the subjects of some solar assumption which detaches them from their environment. They ascend by themselves, irresistibly delivered, perhaps not even knowing it. They ascend against a background of pure color. One may find there  a curved horizon topped by an intersidereal sky, or an image which suggests a planet constructed of sand, or a world as if seen in a dream. Sky, planet, world regardless, the place they inhabit seems at the same time both immense and terribly limited for these busy giants. But why are they so busy? What is it they are doing? They are there, simply there. . .and they float. . .these bodies, detached from any surrounding material reality which might justify their attitudes, their positions, their signs. They live, perhaps, without justification.

As one looks at "Les Zemidjans," one recognizes this much: They drive, they are driven, they drive themselves. Deprived of any vehicle, of any seat, of any real landscape in which to move, they tell us-without knowing it, perhaps-that the true goal is not to get from one point to another, that the concern hidden behind those grave expressions is not the utility of their task or course And look closely at the raucous figures in "Los Pistoleros," at the red hot fingers of the shooters, at the victims prostrate or falling. Do they understand what they are doing? Have they chosen? Or are they simply doing what some mysterious necessity forces them to do ?

   

  One concludes that if these rowdy characters are there by any design, exist for any purpose, then it is simply to be together. The ensemble is their luck and their inevitable fate. As for what they are they doing, and why, can they know any more than we do?

What the picture answers, perhaps, what the painter tells us, is that these rough characters (like we ourselves) must live in community, with its manifold implied constraints, and with its human warmth. They float, they ascend, sometimes they fall just as we do. And this we do together. For this is the experience of being a human, of being engaged between gravity and grace, and always, literally, beside one's self.

They have much to teach us, these violent and tender characters, these new angels, these solar messengers, in their silent anonymity. A lot to teach us about ourselves, as much as they question our bustling activity, our manner of carrying on business, our human tasks. Their intense vitality quickly wins us over, then obliges us to pay attention. . .and to ask questions.

     And so the painter Matthieu Kuhn in turn obliges us with urgency to consider just what it is that engages the human community, to consider this strange and violent and hilarious vocation of 5imply beiàg together, of our living ensemble, with nothing and no one from outside to justify us. All of us unclad. . . all of us naked. . . whether alone or together, facing our common destiny.

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